Olivier Blondeau est sociologue. Spécialiste de la cyberrésistance, il a co-écrit Libres enfants du savoir numérique, une incontournable anthologie de textes relatifs
à l’univers du « libre », signés Richard Stallman, Critical Art Ensemble et d’autres pionniers de l’Internet indépendant.
Les sociétés
siglées Linux en Bourse, de grands éditeurs de logiciels donnant
leurs code-sources à n’importe qui... Lesprit du « libre
» serait-il récupéré par le marché ? Fini
la philosophie « free software » ? Pas sûr. La révolution
du « libre » bouleverse encore les mentalités. Les associations
de défense du logiciel libre ferraillent contre la brevetabilité
des logiciels et la Licence dArt Libre permet de saffranchir
des contraintes du copyright. Après l’échec de Napster, une
deuxième révolution va bouleverser le partage des fichiers.
Gnutella ou FreeNet achèvent de conquérir les internautes.
Pour la renaissance du Réseau ?
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Certains assimilent le phénomène du partage des fichiers à du vol pur et simple. Mais vous, vous en parlez comme d’un « réseau de commerciaux bénévoles implantés au cœur même des franges les plus solvables du marché »...
Sur le MP3, c’est flagrant : en mettant de la musique en ligne, ceux que l’on qualifie de pirates participent en fait au battage médiatique effectué sur un nombre réduit d’artistes, généralement sur-médiatisés. Mais si les majors refusent l’apport de ces « commerciaux volontaires », c’est que l’enjeu est bien plus profond que celui de la diffusion « pirate » d’un morceau de Céline Dion. On est en effet capable de créer, d’enregistrer, de diffuser et de vendre de la musique sur son propre site sans avoir à passer par les majors : ce déverrouillage donne beaucoup plus de moyens aux créateurs pour renégocier leurs contrats avec les éditeurs.
Un de vos articles s’intitule d’ailleurs « Genèse et subversion du capitalisme informationnel »...
La propriété intellectuelle n’a pas toujours été un produit commercial. Elle a longtemps été conçue comme une forme de récompense donnée à ceux qui faisaient avancer le savoir de l’humanité. Mais maintenant, la logique s’inverse : le créateur et l’éditeur sont dans une logique marchande de produits manufacturés. Or, le « libre », système d’accumulation contributif du savoir, doublé d’un régime de propriété, permet à la fois la protection de l’auteur et la circulation du savoir (le fameux rééquilibrage entre les droits de l’auteur et celui du public). Il peut et doit toucher toute la création et le savoir, d’autant que cela permet d’éviter des dérives hallucinantes. La brevetabilité, par exemple, permet de s’approprier tout et n’importe quoi et peut s’avérer effrayante. C’est encore plus vrai sur la question du vivant : si un laboratoire découvre un gène et le brevete, plus personne ne pourra intervenir dessus. Si ce gène crée une maladie et que le laboratoire ne développe pas de médicament, la maladie continuera à se développer. Il faut donc que la recherche soit en « libre ».
Vous parlez d’un « nouvel âge du capitalisme » en évoquant la propriété qui, après avoir été concentrée dans les mains de quelques-uns, devient individuelle...
Jusqu’à présent, quand on créait une bouteille, un ouvrier appuyait sur des boutons, donnait la bouteille au patron qui, en échange, lui donnait de l’argent. Aujourd’hui, si l’on crée un savoir, on en cède la propriété à son employeur, mais on ne perd pas ce savoir-là pour autant. Avec la production immatérielle, plus personne ne peut se déclarer propriétaire du savoir, des moyens de production ni du produit, chacun ayant les moyens de s’approprier individuellement ce qui fait le cœur même de l’économie. Ce qui est visé dans les attaques touchant le MP3, c’est la possibilité que toute une partie de la création échappe au secteur monopolistique classique. Or, les majors sont dans une logique d’appropriation de la création, logicielle, musicale, artistique ou scientifique...
Et comment voyez-vous l’évolution du rapport marchand/non-marchand ?
C’est un rapport de force engagé entre les internautes d’un côté et puis les grandes organisations gouvernementales et les milieux financiers de l’autre. Une bataille entre une logique de résistance, de liberté de circulation des informations et une logique de dévoiement de l’Internet par le commerce électronique. Je ne me situe pas du tout dans une perspective anti-commerciale, mais le commerce se situe, lui, dans une perspective qui va à l’encontre de l’accumulation du savoir. C’est une phase relativement contradictoire où, face au phénomène du partage de fichiers, le capitalisme traditionnel s’affole et bataille à la fois du côté du verrouillage technologique, pour que plus personne ne puisse créer son propre savoir (programmes propriétaires, formats sécurisés, musique tatouée, etc.), et du côté juridique, avec les grands lobbies qui cherchent à ce que personne d’autres qu’eux ne puisse s’approprier le savoir : plaintes des majors hollywoodiennes contre les systèmes d’échange de fichiers, assauts procéduriers pour verrouiller l’Internet en en donnant l’image d’un espace peuplé de nazis et de pédophiles, etc. On en arrive presque au Meilleur des mondes de Huxley, où ceux qui n’auront pas un accès autorisé au savoir (c’est-à-dire
payant) recevront des décharges électriques dès qu’ils essayeront de poser un doigt sur le clavier ! Si je ne peux pas réutiliser tel ou tel savoir, parce que j’ai peur d’être attaqué en justice, le savoir ne pourra plus jamais avancer, ce serait une formidable régression de civilisation qui concerne l’avenir même de l’humanité.
Bibliographie
Libres enfants du savoir numérique, une anthologie du « libre » préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive.
...ditions de l’...clat, mars 2000, 504 p., 179 F