Une loi peu contraignante, une Inspection du travail incapable de repérer et de sanctionner : dans les entreprises, les patrons épient sans souci. La vidéo devient un outil de contrôle de la productivité.
En juillet 1999, Armelle Bruant, technicienne chimiste et déléguée CGT dans une usine d’armements de Thomson dans le Loiret découvre une caméra dissimulée dans un lampadaire, à quelques mètres du local de son syndicat. Quelques jours plus tard, alertée par la syndicaliste, une inspectrice du travail détaille le dispositif espion dans une lettre adressée au directeur de l’usine : « J’ai constaté que la puissance du zoom permet de lire, à l’intérieur du local, un gros titre de journal. » Thomson se défend de fliquer les activités du syndicat : il s’agirait de lutter contre l’espionnage industriel.
Dans les entreprises, la tentation de transformer les caméras de surveillance en outil de contrôle des salariés est de plus en plus forte. Et pour camoufler ce détournement de leur usage officiel, on ne recule devant aucun mensonge. Un autre exemple ? Le 27 juillet 1998, la RATP fournit des images de son réseau de surveillance du métro à la Comatec, un sous-traitant spécialisé dans le nettoyage industriel. Prétexte : protéger la clientèle. En réalité, la Comatec voulait utiliser lesdites images pour identifier... des grévistes.
Zèle et ponctualité
Ces deux cas sont connus. À chaque fois, la justice est intervenue pour rappeler aux employeurs le principe de protection de la vie privée, ainsi que l’obligation légale d’informer les salariés de la mise en place de tout système de surveillance. Mais pour une poignée de sociétés sanctionnées, combien continuent d’espionner leurs employés en toute discrétion et en toute impunité ? « Beaucoup plus qu’on ne l’imagine », croit pouvoir affirmer Françoise F., inspectrice du travail dans l’Est parisien. Toute installation d’un système de sécurité vidéo doit pourtant être validée par les services préfectoraux. Françoise F. explique : « Les sociétés peuvent déclarer ce qu’elles veulent à l’administration. Vous pouvez dire que vous surveillez la clientèle, alors qu’en réalité, les caméras servent à contrôler le zèle et la ponctualité de vos employés. » Elle enfonce le clou : « Cette façon de procéder est systématique dans la restauration rapide et dans les supermarchés. » Une fois les autorisations signées et les caméras installées, plus personne n’a le pouvoir de vérifier que le vigile fait bien sa mise au point sur la bonne catégorie de personnes. Tant qu’il n’y a pas d’abus manifeste, comme l’utilisation, dans le cadre d’une procédure de licenciement, de bandes vidéo filmées à l’insu de l’intéressé, l’inspection du travail « ne peut rigoureusement rien contrôler », s’excuse la fonctionnaire. D’autant que la législation est byzantine. Si prendre secrètement des images d’un employé est interdit, l’accord du personnel est jugé implicite à partir du moment où la caméra est visible.
Poule de luxe
Depuis le début des années 70, l’immense majorité des banques et des commerces de luxe est équipée de caméras de surveillance. Les grandes surfaces ont suivi dans les années 80. Au Medef, le syndicat patronal, on évalue à 85 % la proportion des sociétés de plus de 500 salariés munies de caméras. De plus en plus de systèmes de vidéosurveillance alimentent des fichiers informatiques plus ou moins sophistiqués (1). Ces installations vidéo numérisées doivent, en principe, être déclarées à la Commission nationale informatique et liberté (Cnil). Pourtant, à la Commission, le nombre annuel de demandes d’accréditation se compte « sur les doigts de la main », d’après Sophie Nerbonne, chef de service à la direction juridique de la Cnil. « Le nombre des systèmes vidéo informatisés auxquels nous fournissons une accréditation n’est absolument pas représentatif de leur nombre réel », avance pudiquement la juriste.
Cette nouvelle génération de systèmes de vidéosurveillance assistés par ordinateur ne sert plus seulement à fliquer les salariés. Elle vise à accroître encore un peu plus leur productivité, en s’appuyant sur de terrifiantes techniques de management. Claude Valet, 34 ans, a travaillé de 1998 à 2000 comme technico-commercial pour une société de conseil en « travail sous contrainte vidéo » (selon l’expression consacrée dans son ancienne branche d’activité, et qu’il emploie lui-même avec ironie). La spécialité de Claude Valet : « repérer » et « optimiser » les « gisements de productivité » sur les chaînes de montage. Il raconte : « Nous travaillions en toute discrétion. En général, pratiquement aucun employé n’était au courant de notre venue [...] On faisait des missions d’un mois avec les vigiles dans les salles de contrôle, à décortiquer systématiquement tous les fichiers vidéo, en s’aidant d’un tableur. Ensuite, nous pondions des rapports très détaillés, poste par poste. Productivité, ponctualité, absentéisme, mésentente entre telle et telle personne, tout y passait. » La clientèle de son ancien employeur : « De grands groupes industriels, dans la chimie ou l’automobile. » L’intérêt de la méthode : « Notre travail est bien plus objectif et précis que celui d’un contremaître. » Selon Valet, les directions des ressources humaines « se passaient les coordonnées de notre boîte comme on se refile celles d’une poule de luxe ».
Et la vidéo n’est que l’une des facettes de l’arsenal sécuritaro-managérial dont disposent les patrons en toute légalité. Autocommutateurs téléphoniques qui repèrent les appels personnels, badges électroniques (horloges pointeuses améliorées), écoutes téléphoniques pour contrôler le travail des hotliners et des placeurs d’assurance vie, surveillance des mails... La liste est longue. En 1999, aux ...tats-Unis, les différentes formes de surveillance électronique (vidéo et autres) concernaient 63 % des sociétés, selon l’American Management Association. En France, la proportion est inconnue, mais, à l’Inspection du travail, Françoise F. juge qu’elle doit être « très proche » des chiffres d’outre-Atlantique. À nouvelles technologies, nouvelle organisation du travail ? Mon œil. Le taylorisme a un bel avenir devant lui.
(1) Dans TF1, un pouvoir (Fayard, 1997), au chapitre intitulé « Le duché du Minorange », p. 273, Pierre Péan et Christophe Nick décrivent avec force détails l’incroyable sophistication des techniques de surveillance employées à Challenger, le siège du groupe Bouygues, à Saint-Quentin-en-Yvelines.