Dans un grand élan confinant à la désinformation, le lobby international de la classification morale des sites web annonce une vaste campagne visant à protéger les enfants sur le Net. Une solution "win/win", comme ils disent. Pour qui ?
Le puritanisme américain ne fait pas forcément dans la dentelle. Ainsi, les militants anti-avortement les plus durs n’hésitent pas à faire circuler des vidéos et photos d’embryons ensanglantés, difformes ou abîmés afin de faire la promo de leur combat soit-disant "pro-life". Regroupement de ténors de la nouvelle économie, l’ICRA (Internet Content Rating Association), quant à elle, invite les créateurs de sites web à remplir un questionnaire à la limite du gore. Il s’agit en effet de lui indiquer la présence, ou non, de "détail d’érections ou d’organes génitaux féminins, d’actes sexuels explicites, obscurcis ou sous-entendus, de violence sexuelle et de viol, de scènes sanguinolentes et de mises à mort d’êtres humains, animaux ou personnages imaginaires"... Il est néanmoins possible de préciser si ces scènes "apparaissent dans un contexte à vocation, éducative ou médicale et (donc) conviennent aux jeunes enfants". Le tout afin de classifier les sites de sorte qu’ils soient, ou non, déclarés librement consultables par des enfants. On imagine d’emblée les supermarchés en ligne se ruer sur le questionnaire, pour ne finalement rien cocher rien du tout. A contrario, les sites hardcore, trash ou porno cocheront toutes ou parties de ces cases... s’ils acceptent d’aller s’y enregistrer. Sans oublier le fait que la majeure partie des sites qui s’inscrivent à l’ICRA sont américains, à tout le moins anglophones, que le système n’est donc guère viable hors la sphère anglo-saxonne. Et qu’ils sont donc minoritaires, ceux qui s’y inscrivent. Si le dilemme de la classification volontaire des sites web n’est pas nouveau, il vient néanmoins d’être relancé. Ou presque.
Une solution "win/win"
Créée en 1999, l’ICRA compte des membres prestigieux : AOL Inc., Bertelsmann Foundation, British Telecom, Cable & Wireless, IBM, Microsoft, Verisign, UU Net, Verizon ou encore Yahoo !, entre autres, font ainsi partie des membres actifs de ce lobby. L’objectif est de "moraliser" l’Internet pour que les enfants ne risquent pas, ou peu, de tomber sur des contenus inappropriés. Une fois les sites auto-proclamés visibles (ou non) par les mineurs, l’ICRA n’ira rien vérifier, sinon que le site comprend bien son logo sur sa page, ou bien un code correspondant à son étiquetage. La classification repose en effet sur un logiciel, installé par défaut dans Internet Explorer, et qui restreint, à la demande des parents, l’accès aux sites web en fonction de leur degré de nudité, sexe, violence et langage. Ce 23 octobre, l’ICRA décidait de lancer une campagne médiatique sur tout le continent nord-américain en révélant que "fait sans précédent en matière de partenariat public-privé, les trois sites web les plus visités, AOL, MSN et Yahoo, viennent d’adopter le système de labellisation de l’ICRA". Aucune de ces trois méga-entités ne relaient cette campagne sur leurs propres sites, qu’importe : l’objectif est médiatique, et la presse relaie fidèlement le message. Sans jamais rappeler qu’AOL, MSN et Yahoo sont par ailleurs toutes trois membres fondateurs de l’association. Comme le dit lui-même le porte-parole de l’ICRA dans son communiqué, il s’agit bel et bien d’une "solution win/win". Comprenez, tout le monde y gagne, les moralistes comme les e-commerçants. En septembre dernier, le Global Business Dialogue on Electronic Commerce (GBDe), autre lobby des multinationales du commerce électronique, avait lui aussi affiché son soutien à l’ICRA, par le biais de son groupe de travail baptisé "Cyber Ethics Task Force" (sic). Les opposants à la labellisation de l’ICRA n’ont, quant à eux, de cesse de rappeler qu’ils s’agit là surtout d’objectifs marchands masquant de réelles "censures économiques, politiques et mercantiles des contenus". Tout site non-déclaré à l’ICRA est en effet inaccessible pour ceux qui ont intégré sa classification à leur navigateur. D’ailleurs, ce système n’est disponible que pour Internet Explorer sous Windows. Ou comment transformer l’Internet en une vaste galerie commerciale bien-pensante.