Une plateforme d’e-démocratie pour faire le lien entre le politique et l’Angleterre "d’en bas"
Au Royaume-Uni, la BBC veut être le chaînon manquant entre le politique et le citoyen. La British Broadcasting Corporation, véritable monstre médiatique télé, radio et internet, a lancé en catimini le 3 novembre un nouveau service en ligne : iCan. Signifiant "je peux" en anglais, cette plateforme inédite surfe la vague de la démocratie directe et ambitionne de (re)donner le goût de la politique aux sujets de sa Majesté. Les pétitions et actions initiées par les citoyens connectés seront rassemblées dans une base de données, qu’elles réclament la mise des programmes radio de la BBC au format MP3 ou de nouvelles sanctions contre l’affichage publicitaire illégal. iCan sera un vivier de sujets pour les journalistes de la BBC, un bon coup de pub mais aussi une expérience unique.
"Trois ou quatre fois par an, un des nombreux enjeux de la politique locale ou privée fait la Une des news nationales. Ce que propose iCan, c’est d’augmenter ce nombre, en reconnaissant et en approfondissant le lien qui existe entre le haut et le bas de la société", écrit sur son blog personnel Matt Jones, webdesigner et cofondateur du projet avec James Cronin, information architect pour la BBC.
Anti-apathie
A ne pas confondre avec le nom d’un produit Apple - ou avec l’organisme international Icann qui gère l’attribution des noms de domaine -, iCan se présente comme une plateforme en ligne de débat. Elle est organisée en deux niveaux : le local et le national. Après une adhésion rapide (ouverte à tous les internautes, toutes nationalités confondues), les membres pourront chercher de l’information, se confronter dans des forums et, surtout, mener des "actions directes" : interpeller leurs élus locaux sans intermédiaire, lancer des campagnes de sensibilisation ou des pétitions.
L’iCan s’inscrit dans le programme contre "l’apathie" politique de la BBC. Le quotidien The Guardian a indiqué en septembre dernier que le groupe public comptait réorganiser ses grilles de télévision pour inclure 20% de retransmissions parlementaires supplémentaires, en plus du rajeunissement des présentateurs d’émissions politiques.
Au Royaume-Uni comme en France, le politique et le citoyen forment un couple qui semble en instance de divorce. Le taux d’abstention aux dernières élections générales de 2001 (pour les deux chambres parlementaires) a dépassé les 40%. Et seulement 32% des électeurs se sont déplacés pour voter aux élections municipales de 2002.
B-A-BA du bon agitateur social
Le projet iCan vise avant tout les néophytes de l’activisme social. "Les autres s’y intéresseront de toute manière", affirment Matt Jones et James Cronin dans leur présentation faite au selon EtCon (Emerging Technologies Conference) de mai 2003. Les pères d’iCan comptent sur le fait que le projet attirera naturellement les passionnés de politique et les militants.
Pour ceux qui souhaitent lancer une campagne de sensibilisation ou une pétition, iCan met à disposition des fiches techniques, pour pallier un éventuel manque d’expérience de la communication. "Ces documents seront initialement écrits par des membres de la BBC, explique Chris Charlton, responsable de la communication du groupe. Mais à terme, nous espérons que les utilisateurs rédigent leurs propres modes d’emploi. Des modèles seront fournis à cette occasion."
Toutes les contributions, toutes les actions seront consignées dans une "Democracy Database", une base de données pour la démocratie. "Nous comptons ainsi rassembler tous les savoirs et les expériences nés des actions possibles dans la vie civile", s’enthousiasme Chris Charlton.
Les informations stockées dans les bases de données d’iCan le seront sous licence Creative Commons, une forme juridique ouverte qui permet à l’auteur de choisir les règles selon lesquelles son contenu est accessible. Lancée par une ONG internationale, cette licence ouverte, alternative au coypright, est déjà utilisée par la BBC pour ses archives.
Couverture médiatique assurée
En deux jours, une petite dizaine de pétitions ont été déposées par les internautes sur iCan. La première, et aussi la plus populaire, demande à ce que les émissions de la BBC soient disponibles au format mp3 et téléchargeables d’une seule traite. L’actuel format RealAudio, en streaming, impose en effet une connexion permanente à l’internet.
Certains internautes demandent sans rire que soit interdite la vente de chewing gums, une menace révoltante. D’autres cherchent à persuader les gouvernements actuel et futur de renoncer à instaurer une carte d’identité nationale obligatoire, dont les sujets anglais se sont passé jusqu’ici.
Pour accompagner l’iCan, des journalistes ont été dépêchés de façon permanente. Ils seront au moins six, un par région du Royaume-Uni, à surveiller les forums et les campagnes. Ils auront pour mission de piocher dans les débats des idées de sujets pour leurs articles. Ces derniers seront ensuite publiés sur l’ensemble des médias de la BBC.
"C’est un bon coup de pub pour la BBC, remarque Claire Charbit, maître de conférence en économie à Télécom-Paris, qui étudie la formation des communautés sur l’internet. Mais l’iCan est une initiative très intéressante, surtout pour montrer que l’internet sert à la vie locale, à la vie en communauté."
La masse critique, encore et toujours
Pour être un succès, il faudra que le nombre d’utilisateurs de l’iCan (non dévoilé) atteigne une masse critique, nécessaire pour amorcer un cercle vertueux. Le manque de participants est, rappelle Claire Charbit, le talon d’Achille de "la plupart des sites d’expression publique, qu’ils soient publics ou privés".
"Tout est une question de dynamique des personnes. Dans un premier temps, il est fort probable que ce soient les habitués de ce genre de ce site d’expression publique qui composent la majorité des intervenants sur iCan, prévoit Claire Charbit. Mais ensuite, suivant la qualité du site et des échanges, les individus ’lambda’ commenceront à sortir de leur réserve."
L’autre écueil à éviter serait que l’iCan se cantonne à une communauté virtuelle, affirme la professeure spécialiste : "Nos travaux le soulignent : une communauté formée par affinité perdure beaucoup plus longtemps lorsqu’il y a un lien physique qui relie les individus. Ce lien existe souvent avant l’arrivée dans la communauté web."
Français, encore un effort
Face aux défis que pose iCan, la puissante BBC a ses chances. Avec un budget annuel de 115 millions de livres (168 millions d’euros) pour ses activités internet, le groupe a les moyens de faire la promotion de son service, outre les nombreux médias dont elle dispose. Sa présence en ligne est devenue incontournable, à tel point que la BIPA (British Internet Publishers Alliance), le consortium de plusieurs groupes d’éditions, dénonce sa position de "quasi-monopole".
Transposer un projet comme iCan en France ne serait pas chose aisée. "Le paysage médiatique hexagonal est trop morcelé pour une telle initiative, estime Claire Charbit. TF1 serait la chaîne de télévision la mieux placée pour proposer un tel service, les autres chaînes n’ayant pas la même envergure. Mais TF1 n’a pas la crédibilité nécessaire pour fédérer les différents publics."
Si un média français pouvait tenter d’imiter la BBC dans un projet citoyen en ligne, ce serait la radio publique, selon Claire Charbit : "Radio France pourrait utiliser l’ensemble de ses chaînes, malgré le fait que, sur l’internet, son image est bien moins forte qu’en radio. Une faible portion des auditeurs va sur ses sites." Il est vrai qu’en plus de cela, les citoyens britanniques utilisent davantage le réseau que les Français.