Une sorte d’usine à gaz dont Antoine Schmitt, "démiurge à rebours", serait le contremaître
Antoine Schmitt est le concepteur de Nanomachine. Ingénieur informaticien converti à la création artistique, il livre avec cette oeuvre une performance audiovisuelle, composition improvisée à partir de formes élémentaires à la fois sonores et visuelles, autonomes et interactives. Après un passage au colloque h2ptm organisé par l’université Paris VIII le vendredi 26 septembre 2003, il sera présent le 6 novembre prochain au bbb, le centre régional d’initiatives pour l’art contemporain de Toulouse.
Antoine Schmitt n’aime pas les étiquettes, surtout concernant sa dernière création, Nanomachine. Oeuvre multimédia ? "C’est un terme marketing, qui fait référence aux CD-roms culturels. Cela n’a rien à voir avec ce que je fais", rétorque-t-il. Oeuvre numérique ? Il fait la moue : "Cette catégorie n’a pas de sens. Le numérique est partout, dans la photographie, dans la musique..." Il préfère concevoir Nanomachine comme "l’extension de son travail plastique. Avec Nanomachine, je suis un plasticien qui fait une performance".
A dire vrai, Antoine Schmitt, 42 ans, est lui-même difficile à classer. Nanomachine le placerait plutôt dans la mouvance des artistes programmeurs. A ceci près qu’il n’est pas dans ses habitudes de concocter ses outils de programmation : avant Nanomachine, il utilisait le logiciel Director, de Macromedia, "quasiment tout le temps". Il en est venu à créer un programme spécifique "par nécessité", raconte-t-il : "Nanomachine parle du rapport entre l’être humain et un outil compliqué, sorte de métaphore de la réalité. Je voulais rendre ce rapport très lisible, très clair pour les spectateurs." C’est pour simplifier ce message, pour éviter qu’il ne soit trop technique, qu’il a développé son propre programme.
Vies parallèles
Jusque dans la lignée des artistes programmateurs, Antoine Schmitt occupe une place à part : formé à l’école des Télécoms de Paris, il a travaillé durant dix ans en tant qu’ingénieur, à la lisière de la recherche informatique et de l’industrie. Une profession qu’il n’a pas cessé d’exercer, subsistance oblige : "Je mène deux vies parallèles. J’ai dû opérer un clivage assez radical entre deux mondes".
Antoine Schmitt avoue avoir ignoré, pendant longtemps, l’univers de l’art : "Je n’en connaissais que le pendant décoratif et divertissant." Il ne discerne pas d’élément déclencheur à sa vocation artistique, seulement un "vrai déclic", la découverte des oeuvres de Malevitch. Et surtout celles du peintre expressionniste abstrait Barnett Newmann, dont il retient l’exploration de "la charnière fondamentale entre les mots et les choses, le réel et le symbolique. Tout mon travail tourne autour de ça."
Nanomachine est l’ultime avatar d’une succession d’oeuvres inaugurée en 2001 avec l’installation 22 cubes ensemble. Soit 22 formes visuelles et sonores, en rotation perpétuelle sur un écran.
Créée pour Internet, la série des Nanoensembles, réalisée fin 2001 sur commande de Critical secret (un magazine "interactif de recherche sur Internet, dans le domaine de la pensée et de l’émotion perceptives") constitue une deuxième étape. Les formes se multiplient : poutres et cailloux de toutes tailles apparaissent, les sons se diversifient. Le mouvement reste perpétuel, mais devient interactif : les éléments exercent une influence les uns sur les autres.
Pour Antoine Schmitt, les Nanoensembles ne sont que des "amuse-gueules" sur son parcours. "Depuis longtemps me trottait dans la tête l’idée d’une performance. Je voulais créer une situation dans laquelle je figurerais en position délicate, en train d’improviser".
A l’écart ou au centre, assis ou debout, peu importe : " Je ne suis pas là pour mon corps, mais pour être présent." L’écran que regarde le public est le même que celui à partir duquel il travaille : "Le public voit ce que je vois, entend ce que j’entends. Nous sommes dans le même monde."
Au bas de l’écran, cubes, poutres et cylindres, classés et rangés comme dans la boîte d’un mécanicien. L’artiste vient les chercher un à un, pour constituer une véritable "machine", dotée d’une relative autonomie : les pièces interagissent entre elles, et leurs mouvements varient en amplitude sonore (dans une fourchette limitée, pour éviter de produire des sons inaudibles) ou visuelle (le nombre de mouvements est également limité). Antoine Schmitt aime l’idée d’une "racine d’aléatoire injectée au plus profond de la causalité, peu importante pour le résultat mais qui le change quand même".
Dévoiler les forces derrière les formes
Car telle est l’obsession d’Antoine Schmitt : s’immiscer à l’instant de l’origine. Un instant fugace rendu accessible par la situation de performance : "En improvisant, je me place à un moment qui est une espèce de noeud, quand se pose la question de la cause, du soi et de l’être, le moment de la décision."
Nanomachine a dès l’origine été conçue en réaction aux travaux de DJ/VJ (disc jockey /video jockey), où l’image illustre le son et vice et versa, souligne Antoine Schmitt : "Je trouvais qu’il leur manquait quelque chose : la notion de processus source du son et de l’image. Je voulais dévoiler la cause de ce que l’on perçoit, les forces derrière les formes."
Antoine Schmitt, démiurge à rebours ? L’expression, qui le fait sourire, ne lui déplaît pas. Démiurge à rebours, Antoine Schmitt se rogne d’emblée les ailes. Il le reconnaît volontiers : "Je ne supporte pas le divertissement, qui essaie de faire oublier aux gens que la vie est dure." Dans son oeuvre, le mouvement est perpétuel, mais toujours borné, enserré dans un cadre omniprésent, parfois dessiné, parfois deviné.
C’est le cas de Nanomachine. L’envers du décor dévoilé dans cette performance est oppressant, agressif. Des poutres pilonnent sans relâche, des leviers s’actionnent sans fin, des écrous se serrent et se desserrent sans répit. Puis le rythme se perd, se retrouve, la musique comme le mouvement perpétuel des formes bercent le spectateur, qui peu à peu trouve à se lover au coeur de la grande machine. Du moins jusqu’à ce que l’artiste poursuive sa composition, et rompe l’équilibre naissant par la distorsion des rouages. Nouvelles formes, nouvel assemblage : "Je suis dans le faire", insiste Antoine Schmitt.