Pas facile de concilier secret médical et exploitation des bases de données de la Sécu
Le département de pharmacologie de l’université de Bordeaux mène actuellement une étude pour réévaluer le service médical rendu par certains anti-inflammatoires très répandus et très coûteux. Cette enquête est inédite en France, car elle étudie la façon dont des médicaments déjà en vente sont utilisés dans la réalité sur les patients. Pour cela, les chercheurs ont été autorisés à identifier des noms dans les bases de données des 48 millions de patients répertoriés par la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam). Avec un déficit record de la Sécu attendu cette année (10,6 milliards d’euros), les autorités sanitaires acceptent d’ouvrir les dossiers médicaux afin de déterminer si le prix très élevé des médicaments "innovants" est bien justifié. Une démarche qui choque certains praticiens, inquiets de voir lever le secret médical de leurs patients sans leur consentement préalable. Les chercheurs de Bordeaux assurent que la confidentialité est strictement respectée dans le protocole qui les lie au ministère de la Santé, avec l’accord de la Cnil. Leur étude devrait prendre deux ans. D’autres sont déjà programmées.
"Une de vos patientes, Mme L., née le XX/XX/XX, a été sélectionnée pour participer à cette étude parce que vous lui avez prescrit du Celebrex 200 mg le 4 août 2003." C’est le type de courrier que le département de pharmacologie de l’université de Bordeaux a envoyé à 30 000 médecins depuis début septembre, dans le cadre de l’étude "Cadeus", chargée d’évaluer comment sont utilisés deux anti-inflammatoires "non-stéroïdiens" : le Celebrex (Laboratoire Pharmacia / Pfizer) et le Vioxx (Merck). Coûteux, le Celebrex a connu un succès foudroyant au niveau mondial. Il est le plus prescrit de sa catégorie par les généralistes et rhumatologues.
En recevant cette lettre, certains médecins ont été très désagréablement surpris. "La Cnam a probablement donné ou vendu les noms, âge, adresses, traitement des patients, plus les coordonnées des prescripteurs et prescriptions, sans l’autorisation des uns et des autres", déplore un médecin sur la liste de discussion de l’association Fulmedico (Fédération des utilisateurs de logiciels médicaux et communicants). "De toute évidence, il y a rupture grave du secret professionnel !"
Comme son confrère nantais Dominique Chabot et plusieurs autres, ce médecin a prévenu son Conseil de l’Ordre et demandé des explications aux chercheurs de l’université de Bordeaux.
La pilule est dure à avaler
"Nous avons pris toutes les précautions possibles et imaginables ! Je suis médecin et, comme toute mon équipe, j’ai signé un engagement de confidentialité", se défend Nicholas Moore, professeur et directeur du département de pharmacologie de l’université de Bordeaux. Depuis les premiers courriers, le chercheur admet avoir reçu trois appels inquiets de conseils de l’ordre départementaux et trois messages d’insulte de patients. Le numéro vert mis en place pour répondre aux questions des praticiens et du public recevrait une quinzaine d’appels par jour.
Nicholas Moore reconnaît : "Je comprends que certains soient surpris car c’est la première étude de ce type. Nous n’avons peut-être pas assez communiqué..." Ce chercheur soutient l’idée des études de réévaluation depuis plusieurs années.
En 2000, la Direction générale de la Santé du ministère (DGS) et la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) confient au service de Nicholas Moore l’élaboration du montage scientifique et juridique. Ses recherches vont bousculer la culture du contrôle des médicaments en France. La démission du directeur de la DGS, Lucien Abenhaïm, le 18 août dernier (en raison des morts de la canicule), aurait entraîné le report sine die de la conférence de presse prévue début septembre pour le lancement de l’opération "Cadeus"...
"La Sécu paye très cher pour des médicaments dont les labos peuvent fixer le prix s’ils sont réputés innovants, explique Nicholas Moore. Or, le bénéfice réel de ces produits n’est jamais réévalué après l’autorisation de mise sur le marché, fondée sur les études menées par les labos, pour des populations et des usages pas forcément identiques à ceux rencontrés dans la réalité."
L’étude Cadeus vise à déterminer si les anti-inflammatoires étudiés sont bien utilisés dans les conditions pour lesquelles ils sont considérés innovants. Les médecins pourraient dans la pratique en faire un usage "détourné", comme ce fut le cas pour des hypertenseurs prescrits contre la calvitie.
Cadeus est une très grosse étude, qui emploie 45 personnes pendant deux ans. Les résultats devraient être rendus publics en mars 2005, et accessibles sur le site du département de pharmacologie de Bordeaux. Le département de pharmacologie de Bordeaux va envoyer 400 000 courriers (200 000 aux médecins, 200 000 aux patients), et compte sur la participation de 40 000 patients et médecins, soit un taux de retour de 20 % environ dans chaque catégorie.
L’enjeu pour la Sécu est clair : faire des économies en renégociant éventuellement le prix des médicaments. Le Celebrex et le Vioxx coûtent chacun 100 millions d’euros en remboursement par an, rappelle Nicholas Moore.
Pour mettre en place ce nouveau type de recherche, éthiquement sensible, le chercheur en pharmacologie dit avoir eu à surmonter des obstacles politiques et techniques. Le service de Nicholas Moore (que ce dernier présente comme l’un des dix meilleurs labos de pharmaco-épidémiologie d’Europe) a fait valider son protocole par un conseil composé de scientifiques "top niveau" du monde entier. Proposées par l’université de Bordeaux, ces quinze sommités ont été acceptées par la DGS et la Cnam.
Fourgon blindé, double cryptage et coffre-fort
Pour faire valider leur protocole, les chercheurs de Bordeaux ont dû montrer des garanties pour le respect de la vie privée des patients et le secret professionnel. "La Sécu est extrêmement chatouilleuse quand il s’agit de sortir de l’information de ses bases de données explique Nicholas Moore, qui dit avoir pris des mesures de sécurité drastiques. "Ses employés, qui manipulent nos données médicales, ont une culture du secret proche de la paranoïa."
L’université de pharmacologie a été autorisée à repérer des prescriptions des médicaments étudiés dans la base de données de la Sécu. "C’est la Cnam qui les tire au sort au début de chaque mois et nous les envoie par fourgon blindé, sur un CD-Rom crypté deux fois, explique Nicholas Moore. Nous ne pouvons pas le copier sur nos ordinateurs et il est stocké dans un coffre-fort. Nous ne l’utilisons que pour éditer les lettres que nous envoyons aux médecins et aux patients."
Si les médecins et les patients sont d’accord, ils renvoient le questionnaire élaboré par les chercheurs et les autorisent à accéder au reste des infos médicales les concernant dans les bases de la sécurité sociale : antécédents, historique des prescriptions sur deux ans, etc.
"On se moque de savoir qu’il s’agit de monsieur Martin ou monsieur Dupont. On veut savoir si c’est un homme de 75 ans qui a déjà eu un infarctus", affirme Nicholas Moore, qui assure que les données sont "anonymisées" grâce à un système visé par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil).
Jeanne Bossi, du pôle santé de la Cnil, explique pourquoi elle a donné un avis favorable à l’étude Cadeus, en mai 2003 : "Un programme informatique génère un identifiant, différent du numéro de Sécurité sociale, qui permet de faire correspondre les informations nominatives avec les informations médicales." Quand ils travaillent sur les données médicales (antécédents, historique, questionnaire...), les chercheurs ne peuvent donc plus les associer aux noms des patients ou de leurs médecins.
Les laboratoires qui produisent les médicaments étudiés financent 50 % des recherches mais "n’ont pas leur mot à dire", selon Nicholas Moore. Ils ont des strapontins d’observateurs au conseil scientifique qui suit l’étude et recevront les résultats pour leur médicament. Aucune information nominative de ressortira de l’université de Bordeaux à l’issue de l’étude, ni vers les labos, ni vers la Cnam, ni vers le ministère, affirme le chercheur.
Le fichier de la Sécu va faire des envieux
"Ce genre de recherche n’est pas attentatoire aux libertés en soi, si on prend les précautions techniques nécessaires", affirme Jeanne Bossi de la Cnil, qui rappelle que la loi Informatique et libertés prévoit une procédure d’autorisation plus contraignante pour les "recherches médicales avec transmission de données identifiantes".
"On sent que les bases de la Sécurité sociale sont de plus en plus sollicitées car elles sont riches d’informations", souligne Jeanne Bossi, qui y voit un résultat de l’informatisation et de l’organisation croissante de ces bases au cours des dernières années.
Nicholas Moore est de ceux qui se réjouissent de cette tendance : "Avec 48 millions de personnes fichées, la base de la Sécu française est une des plus belles du monde. Et elle est largement sous-utilisée. Avant, on travaillait au pif, maintenant on va pouvoir bien mieux évaluer nos politiques de santé publique. Les autres pays vont nous envier."
Quatre nouvelles études sont déjà en préparation dans le service de Nicholas Moore, pour réévaluer des antibiotiques ou des médicaments contre l’épilepsie. D’autres recherches similaires ont été confiées par la Direction générale de la santé à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale).