Et la télé devint Web
Au commencement était l’ORTF (Radiodiffusion-télévision française), rue Cognacq-Jay. Une seule chaîne, en noir et blanc, surveillée de près par le ministre de l’Information, avec une speakerine qui lisait ses notes, pas de directs, des reportages pompeux et quelques rares émissions de débats. Aujourd’hui, Ananova, présentatrice virtuelle, commente l’actualité, les émissions diffusées en direct du Web sont délirantes, abordent des sujets généralement interdits d’antenne ailleurs et le CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel) n’y peut rien.... La révolution du multimédia fait peu à peu imploser le petit écran. Le modèle classique du programme+pubs destiné à la ménagère de moins de 50 ans cède du terrain face au NarrowCast : des émissions hyperthématiques, conçues pour chaque catégorie de spectateurs-internautes. Côté business, les WebTV françaises sont encore des start-ups dirigées par des indépendants. Les géants de la communication n’ont pas encore fourré leur nez dedans.
Pour l’instant...
La “libre” concurrence des e-télés
Personne n’aurait parié, il y a seulement cinq ans, sur la viabilité des Web-TV. Et puis vint CanalWeb, dont les premiers programmes furent mis en ligne en janvier 1999, et qui voulut d’emblée se positionner comme le “premier opérateur européen”. La chaîne de Jacques Rosselin accueille aujourd’hui “plus de 100 programmes différents, plus de 60 heures de direct par semaine et un catalogue de plus de 5 000 heures d’émissions archivées”. Cette richesse a donné des idées aux investisseurs qui n’ont pas hésité à miser des millions sur deux petites nouvelles : Nouvo et ClicVision annoncent déjà des dizaines d’émissions pour des centaines d’heures de programmes. Leurs similitudes sont fort troublantes : toutes deux ont été pensées, créées et lancées au même moment, ou presque - entre l’été dernier et ce printemps 2000. Elles visent les moins de 35 ans et si l’une parle de “divertissement à haut débit”, l’autre se définit comme “le premier Rich-Média du nouveau millénaire”... En clair, les nouvelles Web-TV misent sur la démocratisation de l’Internet high-tech et haut débit. Pour l’heure, la qualité des images étant encore “relativement” médiocre (euphémisme), il faut parier sur l’avenir et tenter de recueillir, le plus vite possible, des parts de marché...
Un monde de reconvertis
S’ils ne viennent généralement pas de la télé classique, les directeurs de ces Web-TV ont tous le profil des entreprenautes de la nouvelle économie : multi-tâches et polyvalents. ...ric Clin, de Nouvo, a monté une agence de production de cyber-reportages à Montréal, avant de rejoindre la société Pictoris comme directeur du marketing. Henri Mojon, de ClicVision, était président-fondateur d’Internet Télécom, l’une des six sociétés qu’il a créées ces dix dernières années. Jacques Rosselin vient quant à lui de la presse écrite : c’est entre autre grâce à la vente de Courrier International, dont il est le cofondateur, qu’il a pu monter CanalWeb. De son côté, François Manceaux, de Citoyenne TV, était réalisateur et producteur indépendant. Ce n’est que récemment qu’il a décidé d’ajouter le titre de diffuseur à sa carte de visite.
Les transfuges du PAF
Tout le monde sait que le PAF (Paysage audiovisuel français) est légèrement sclérosé et que les journalistes télé y ont tout, sauf les coudées franches. Un mouvement de transferts vers le Web s’amorce. Patrick Chêne quitte la direction du service des sports de France Télévision pour intégrer un portail Internet sur le même sujet. Michel Field investit, lui aussi, le PIF (Paysage Internet français) et lance alatele.com, la petite dernière des Web-TV. Pour Serge Kraif, son associé, “le programme sera entre Arte et XXL [chaîne du satellite spécialisée dans les films X]. Entre les deux, on mettra ce qu’on veut.” Field a commencé par lancer une série de “grands rendez-vous” en accueillant ...douard Balladur, Claire Chazal et Bertrand Delanoë. À venir : des films pornographiques décalés vers minuit. Entre les deux : des berceuses des cinq continents, de la Bourse et de la philosophie, du bridge, du scrabble et des échecs, des émissions de chirurgie esthétique, de musique, d’astrologie... Le tout présenté par Antoine de Caunes, Marc-Olivier Fogiel ou encore par des chroniqueurs de BFM ou de M6. Si alatele.com se veut professionnelle, elle se définit comme une “télé libre” et profite de l’effet eldorado des Web-TV : “On n’a pas de contraintes, on met ce qu’on aime”.
L’équation impossible...
Soit un tuyau de télécommunications et trois gros serveurs. Sachant que l’audience de la télé du Web croît de 15 à 20 % par mois, avec des heures de pointe, qui, si elles n’ont pas lieu à 20 heures, sont réelles et avérées (plutôt pendant la nuit)... Comment faire pour que tous les télénautes puissent profiter du même talk-show ? Il n’y a pas de mystère. Il faut infuser du cash pour acheter le matériel adéquat. Beaucoup de cash... CanalWeb en est à son deuxième tour de table et a levé, à la mi-mai, plus de 130 millions de francs. Fonds qui serviront prioritairement à payer la bande passante, les modems-câble, la plomberie, quoi. “Nous profitons toujours de notre position de premier entrant en Europe, qui nous donne une avance technologique, affirme-t-on chez CanalWeb. Les industriels comme Netappliance, qui commercialisent des outils d’optimisation de la bande passante, nous ont considéré comme leurs bêta-testeurs.” On suppose que ce genre d’arrangement allège la facture.
Mais l’équation demeure toujours plus compliquée que pour la télé de papa qui tournait sur des coûts fixes et des rentrées prévisibles (plus l’audimat est élevé, plus ça rapporte). Car la Web-télé fonctionne à l’envers. Elle est gouvernée par des coûts variables : on produit une émission avec trois sous et plus elle a de succès, plus il faut augmenter les capacités techniques et allonger de pèze. Inventer de nouvelles sources de revenus devient impératif. CanalWeb, qui vise l’équilibre en 2003, compte sur la télé payante (5 F par mois pour des programmes hyper spécialisés) et mise, en attendant, sur le B to B. Le pionnier réalisera et hébergera des chaînes sur mesure pour des entreprises, avec un mélange de contenus recyclés et de créations originales.
... ou presque
Nouvo bénéficie du soutien d’EMAP (un des leaders de la presse européenne avec des titres tels que Studio, Télé Poche, Consoles +, FHM...) et de business angels renommés (ils sont PDG d’Infonie, Pictoris, Imaginet...). Et si Alatélé ne repose que sur les fonds propres de Michel Field et de son associé, ClicVision a bouclé son premier tour de table avec l’appui d’amis plus ou moins fortunés mais séduits par l’aventure. Tous comptent sur la publicité pour développer leurs télés, tout comme La Citoyenne d’ailleurs, au format pourtant nettement plus associatif. Quant à teleweb.org, David Guez la définit comme une “start-up gratuite” et n’envisage pas d’en tirer des millions. Ce qui ne l’empêche pas de créer et d’assurer la maintenance de télés clefs en main pour seulement... 1 000 F par mois !
La télé comme à la maison
Pour faire de la Web-TV, rien n’oblige à se payer des studios suréquipés. Nul besoin de caméras hors de prix ou de plateaux dernier cri. Les locaux de Teleweb le prouvent : un minuscule appartement avec l’ordinateur dans la cuisine, à deux pas de la rue Saint-Denis, dans un immeuble qui fait aussi office d’hôtel de passes aux trois donzelles court-vêtues qui squattent l’entrée... Autre genre, autres mœurs, La Citoyenne loge dans un immeuble huppé qui donne sur le jardin du Luxembourg, mais le studio d’enregistrement est coincé dans une petite pièce de la cour intérieure.
C’est aussi dans un appartement réaménagé que l’on trouve ClicVision. La petite chaîne a débuté dans un sous-sol (sans fenêtre) avant de récupérer trois étages d’un immeuble à deux pas du Silicon Sentier. Sa consœur Nouvo s’est installée à quelques encâblées. C’est également dans le quartier parisien du textile qu’avait débuté CanalWeb, avant de rejoindre symboliquement les studios mythiques de Cognacq-Jay, puis de migrer vers la rue Troyon, dans le 8ème arrondissement. Le leader des Web-TV a maintenant élu domicile dans des locaux plein de lumière avec coursives façon paquebot branché.
Des programmes en forme de pochette-surprise
“Dans la même journée, on a des rappeurs avec leur pitbull, un pêcheur du dimanche et des financiers en costard-cravate qui défilent. On enchaîne avec un déjeuner-débat sur le thème de l’opéra, au cours duquel une cantatrice pousse la chansonnette...” Chez Canalweb, la surprise-partie ne s’arrête jamais. Il se crée trois nouvelles émissions par semaine. À la fin de l’année, elles devraient être au nombre de 200. Tout a commencé avec Laurent-Laurent, ce salon de coiffure philosophique, tenu par un coupe-tif bavard et délirant. Puis d’autres stars ont investi la place, animant des programmes communautaires, bien trop communautaires pour la vieille télé : Diagonale, l’émission des fous d’échecs ; Zapoï, le rendez-vous des franco-russes ; New Country-TV, pour les cow-boys à guimbarde... Et le principe est le même chez Nouvo qui lance même Point Gay, une chaîne homo. Pas facile à tenter ailleurs que sur le Net. Mais ici, les ondes appartiennent à tous ceux qui ont une bonne idée. “On va ouvrir la première narrow-street TV, une télé rien que pour notre rue, où l’on filmera les habitants”, frime un cadre de CanalWeb. Cette liberté de ton va parfois très loin. Chez ClicVision, la “poupée Poury”, définie comme “une version trash de la poupée Barbie”, tourne dans des films porno cryptés, ou bien donne des conseils pour s’improviser dealer. Tant que le CSA roupille...
“Ne regardez plus la télé, faites-la !”
Ce slogan, lancé par le mouvement des télés libres, s’applique aujourd’hui à toutes les Web-TV. À l’inverse des chaînes classiques, médias de masse formatés aux grilles ultra-consensuelles, la télé du Net ne donne que dans l’hyper thématique, ou narrow-cast pour faire branché. La richesse de ces télés réside dans leur diversité. À chacun sa méthode pour dénicher de nouveaux programmes... Ainsi, CanalWeb et La Citoyenne co-produisent les émissions qu’elles hébergent en se contentant, la plupart du temps, de mettre l’infrastructure technologique à disposition des animateurs. Nouvo et ClicVision, dont les modèles se rapprochent davantage des télés classiques, ont décidé d’acheter certains des programmes qu’elles diffusent. De ce fait, elles attirent un grand nombre de pros de l’audiovisuel (venus de NRJ, France Télévision, M6, MCM ou encore Canal +...), lassés de réaliser, en vain, pilote sur pilote pour les chaînes traditionnelles... Tous ont l’impression de retrouver l’ambiance, la frénésie, la liberté, l’énergie, bref... l’esprit pionnier des radios libres, où certains, d’ailleurs, avaient fait leurs premières armes. La Web-TV demeure, pour quelque temps encore, un formidable moyen d’expression, un super canal pour se concocter sa téloche. C’est d’ailleurs dans cette voie que s’est engagé Teleweb, qui propose à chaque internaute de créer sa propre télé (ou radio) libre. Le site explique le b.a.-ba des techniques pour créer son “Self Média” audiovisuel muni d’un simple ordinateur de bureau (et puis d’une caméra). En quelques semaines, plus de deux cents téléwebs persos se sont montées de cette façon...