Dans un livre de fiction paru le 18 septembre, Jeremie Lefebvre raconte avec humour son expérience au sein d’Ubisoft. Il y décrit le quotidien d’une génération au travail dans une entreprise fleuron de la nouvelle économie. Interview.
Julie Krassovsky |
Graphiste et designer de formation, Jeremie Lefebvre entre le 19 février 1997 chez Ubisoft, l’un des trois gros éditeurs de jeux vidéo en France. La moyenne d’âge y avoisine les 25 ans. Sur huit étages, chaque plateau offre la même vision : des rangées d’ordinateurs dont dépassent les têtes blondes et brunes de salariés au look d’adolescents. Intégré à l’équipe créative de l’entreprise, Jeremie découvre progressivement que cette escouade sert de vitrine artistique à l’éditeur de jeux vidéo. Pas dupe, il s’engage dans la construction d’Ubifree, la première section syndicale virtuelle. L’observation de ses jeunes collègues a inspiré le livre (1) qu’il publie aujourd’hui.
Quelle est l’idée principale de votre livre ?
Jeremie Lefebvre : Il faut cesser de croire à la culture d’entreprise. Si on s’y laisse glisser, on perd progressivement son identité. C’était le cas chez Ubisoft, où les employeurs jouaient sur la jeunesse des salariés - la moyenne était de 25 ans - et sur le fait que, pour la plupart d’entre eux, c’était leur premier emploi. J’ai donc voulu raconter l’ambiance de travail dans laquelle j’ai vécu pendant deux ans et essayer d’analyser la génération à laquelle j’appartiens. Après mon expérience chez Ubisoft, le sentiment qu’il n’y avait pas d’identité de génération chez ceux qui travaillaient là s’est renforcé. On avait l’impression que tous les salariés s’étaient installés, moi y compris, dans un modèle établi par l’ancienne génération et que l’on n’y apportait pas notre patte.
Cela se traduisait comment ?
L’absurdité de travailler tout le temps, le nez collé à l’écran, de ne pas savoir qui décide quoi, à quel projet on collabore, de communiquer essentiellement par e-mail. Il y avait un manque de communication énorme et personne ne semblait s’en soucier. En même temps, l’idée générale qui empêchait tout le monde de râler c’était "On a de la chance d’être là" et de fabriquer des jeux vidéo. Tant d’ados voudraient être à notre place. Ce refrain était largement distillé par le chargé de communication de l’entreprise. À la cafétéria, j’entendais les conversations des testeurs de jeux et des games designers qui acceptaient comme une fatalité le fait qu’ils n’avaient pas eu de week-end ou qu’ils avaient bossé jusqu’à 11 heures tous les soirs de la semaine. Le tout sans paiement des heures supplémentaires, sans syndicat, sans comité d’entreprise, sans délégué du personnel. Si bien que personne ne suivait l’évolution des employés dans la boîte et les quelques personnes qui s’opposaient à la direction risquaient de perdre leur place. D’ailleurs, elles n’auraient même pas le temps d’envisager de créer un syndicat...
Vous décrivez des abus qui ne sont pas spécifiques aux entreprises de nouvelle génération ?
C’est vrai que les abus dans le travail étaient les mêmes qu’ailleurs. Le manque de communication n’était pas nouveau, sauf que là, on avait à faire à une entreprise dont les salariés étaient très jeunes. Nous appartenons à une tranche d’âge pour qui le syndicalisme c’est presque de la préhistoire. Pour nous, s’occuper des problèmes des autres était une responsabilité gonflante. De plus, l’entreprise offrait des compensations en forme de pochettes surprises : des boissons et des fruits gratuits pour tous les employés, des connexions Internet libres pour ceux qui voulaient rester plus tard pour surfer sur le Web ou jouer en réseau. Comme s’ils ne le faisaient pas déjà assez pendant leurs heures de boulot. Tous les ans, Ubi Soft organisait aussi une immense soirée de Noël avec des danseurs, des jongleurs, des musiciens... ça coûtait des millions. Bref, on amusait les employés en les maintenant dans un univers attractif.
La création d’un syndicat virtuel et son existence de courte durée ont-ils servi à modifier l’organisation de l’entreprise ? Vous n’en parlez pas dans votre livre...
Je me suis heurté à une souffrance évidente mais qui ne se voyait pas. Moi j’en étais plus détaché puisque le travail chez Ubi Soft ne m’intéressait pas. J’ai fait quelques rencontres de gens qui se posaient aussi des questions, qui n’étaient pas complètement contaminés par l’ambiance. Nous nous sommes réunis à plusieurs reprises avant de créer le site Ubifree. L’idée du syndicat virtuel s’est imposée tout naturellement. Après son lancement, quand on a envoyé l’adresse à tous les employés, il y a eu un remue-ménage incroyable. Tout le monde se demandait qui avait pu faire le coup. Les soupçons se portaient sur ceux qui avaient un motif de vengeance.
Vous n’êtes pas tendre pour les salariés...
Ils attribuaient toute la responsabilité de la gestion abusive aux patrons. Dans mon livre, je mets aussi en cause les employés eux-mêmes, en montrant tout ce qu’ils acceptaient de subir, volontairement ou involontairement d’ailleurs. Mais au final, je pense que l’atmosphère a changé dans la boîte après la création du syndicat virtuel. Ce site a fait du bien à tout le monde. Nous avons suscité une révolte qui répondait à un désir inconscient. Depuis, le consensus s’est un peu lézardé. Ils ont envisagé une élection de délégués du personnel, mais personne ne s’est présenté. En revanche, tous ceux qui ont créé Ubifree avec moi ont quitté l’entreprise...
(1) La société de consolation, chronique d’une génération ensorcelée (Sens & Tonka Editions)