Le chapitre français de l’Internet Society lance un " comité d’études sur les monopoles sur les standards ", destiné à mettre en lumière les stratégies commerciales aboutissant à restreindre la liberté sur le réseau. Entretien avec Bernard Lang, membre du groupe.
Votre comité d’études dit s’adresser aux gouvernants. Pourquoi ?
Parce que le problème que nous soulevons est politique avant toute chose. Il concerne l’évolution du Net et le développement de la propriété intellectuelle. Nous voulons pointer les dangers qui menacent l’ouverture du réseau.
Quels sont-ils ?
Je ne vais pas vous dévoiler les conclusions du comité alors qu’il ne s’est même pas encore réuni... Mais personnellement, je pense qu’il est, par exemple, indispensable de maintenir le principe du " bout en bout " qui a présidé à la création du réseau. Autrement dit, l’intelligence doit être aux extrémités, les câbles se contentant de transporter des paquets de données sans se soucier de ce qu’il y a dedans. Si on commence à modifier le réseau en favorisant les protocoles de communication liés à certaines applications au risque d’en bloquer d’autres, ou en enlevant la capacité à certains utilisateurs d’être émetteurs, alors on nuira gravement à l’innovation.
Pourquoi cette inquiétude ?
Le modèle AOL, par exemple, est fondé sur un réseau privé qui propose un accès au web. Il entre en contradiction avec l’esprit d’Internet en créant artificiellement une asymétrie, puisque ses utilisateurs ne peuvent pas avoir accès à toutes les applications du Net. Mais bien au-delà, il s’agit du contrôle que des grands groupes cherchent à exercer sur les protocoles et les standards. Le W3C [World Wide Web consortium, organisme de standardisation du web, qui regroupe des ingénieurs des principales entreprises du secteur NDLR], a connu très récemment une offensive visant à lui faire reconnaître des technologies brevetées comme standards. Or, breveter un standard équivaut à rançonner le marché. C’est absurde : la valeur d’un standard tient beaucoup plus au nombre de ses utilisateurs qu’à la qualité des techniques utilisées. Par ailleurs, le même W3C rencontre des difficultés pour mener à bien la mise au point d’une norme liée au XML [langage de description des données mises en ligne NDLR] parce qu’elle fait l’objet d’un brevet.
Quel rôle peuvent jouer les Etats que vous voulez interpeller ?
Il y a ce qu’ils peuvent faire et ce qu’ils peuvent dire. Autrement dit, leur action en tant qu’utilisateurs —refuser de se servir de logiciels qui ne respectent pas certaines règles— et leur action en tant que législateurs. Dans ce cadre, ils peuvent orienter des choix techniques qui ont des conséquences politiques sur l’organisation sociale. C’est une réflexion dans l’esprit des théories de Lawrence Lessig selon qui l’architecture technique du réseau est politique. D’ailleurs il ne faut pas croire que l’Internet tel qu’il existe est tombé comme ça au milieu de nulle part. Initié dans les années 1950, il a pris, par ses qualités propres, l’ascendant sur d’autres types de réseaux privés. Ses fondateurs avaient mûrement réfléchi aux principes qui devaient le régir, fondés essentiellement sur une architecture de communication ouverte permettant aux personnes d’innover et de collaborer. Ça a été un vecteur de croissance. Or ce ne sont pas les entreprises qui ont fait cela. Si elles changent les règles, elles risquent aussi de tuer la poule aux œufs d’or.
Mais si l’architecture du Net est notamment entre les mains d’organismes composés d’ingénieurs, comme l’IETF ou le W3C, que faut-il faire ? Y ajouter une composante politique ?
On ne va pas envoyer des députés au W3C. C’est évident. Mais je pense que ces organismes, qui fonctionnaient très bien jusqu’à présent, devraient se conformer à des principes constitutionnels correspondant à un intérêt général pour éviter toute dérive qui y soit contraire.
Vous demandez aux gouvernements, d’une certaine manière, de prendre leurs distances avec les industriels du logiciel. Mais c’est un lobby puissant...
Ça n’est pas pour autant qu’ils représentent l’intérêt du pays. Ce sont les PME, qui stimulent l’économie d’un pays...
Votre groupe d’études comporte quatre membres fondateurs. N’est-ce pas un peu léger pour une problématique aussi large ?
Nous n’allons pas travailler tout seuls. Nous espérons faire collaborer beaucoup d’autres personnes venant d’horizons divers. Il y a des tas de groupes qui agissent sur des questions liées, comme l’Internet solidaire ou les logiciels libres. Mais il manque un mouvement qui se préoccupe, en priorité, du rôle de la technique dans le politique.