Peut-on faire des liens renvoyant vers d’autres pages que la "home" d’un site ? Une récente décision de justice aborde cette pratique des "liens profonds". Décryptage avec Lionel Thoumyre, chercheur en droit spécialiste de l’Internet.
Julien Chambaud |
Depuis quelques semaines, le moteur de recherche d’annonces d’offres d’emploi Keljob est aux prises avec plusieurs autres sites spécialisés dans ce type d’annonces. L’affaire, révélée par 01Net, a déjà donné lieu à deux décisions de justice. L’une a été rendue début janvier par le juge des référés du tribunal de Paris au profit de la société Cadremploi, se fondant sur le droit des bases de données. L’autre, rendue un peu plus tôt par le tribunal de commerce de Paris, a condamné Keljob à cesser de pointer vers le site Cadreonline sous astreinte de 50 000 francs par jour. La société incriminée, qui conteste l’analyse du tribunal, a fait appel de la décision. Cadreonline lui reprochait d’avoir pointé directement sur ses offres d’emploi, alors qu’elle avait instauré une barrière. Un système obligeant tout internaute voulant consulter une offre à passer d’abord par sa page d’accueil. Keljob, a voulu contourner cette barrière contre les "liens profonds". Elle a fait apparaître les annonces de Cadreonline sous sa propre adresse, Keljob.com. C’est ce que le juge a voulu faire cesser.
Interview de Lionel Thoumyre, chercheur en droit à Montréal et éditeur du site juriscom
D’où vient l’expression "liens profonds" ?
Elle vient de l’anglais deep linking et désigne les liens hypertextes qui pointent vers une page précise d’un site au lieu de pointer vers sa page d’accueil.
Le juge a-t-il décidé que cette pratique était illégale ?
Dans ce cas précis, les pages du site pointé apparaissaient sans l’adresse url de ce dernier. Le juge a estimé qu’en masquant l’url de provenance, le site s’accaparait le travail d’autrui.
Mais la décision pourrait-elle s’appliquer à d’autres cas et limiter la pratique des liens profonds ?
Il y a un risque. Car le juge semble se référer de manière générale à la netiquette en évoquant la "pratique". Il estime que si la création de liens hypertextes simples est censée avoir été "implicitement autorisée" par tout responsable d’un site web, ça ne vaut pas pour les liens profonds qui renvoient directement aux pages secondaires d’un site. Mais d’un autre côté, les motifs de la condamnation sont assez précis. Le juge distingue trois cas dans lesquels le lien constitue une "action déloyale" : faire apparaître le site cible comme étant le sien, dénaturer le contenu du site cible, s’abstenir d’indiquer clairement que l’internaute est dirigé vers un site externe.
D’après vous, le lien profond est donc légal ?
Oui, il me semble légal. S’il ne l’était pas, on pourrait poursuivre n’importe quel site et on se retrouverait avec un contentieux énorme, bien supérieur aux affaires de cybersquatting. Mais cette décision laisse courir une certaine ambiguïté, même si elle donne des critères sur l’art et la manière de créer des liens.