Le célèbre juriste américain Lawrence Lessig était de passage à Paris pour une conférence à Science-Po. Ce gourou de l’Internet a déjà fait mouche en ébauchant une théorie de la régulation du Net. Aujourd’hui, il s’attaque à la conception juridique étriquée défendue par les entreprises qui souhaitent tout y contrôler.
Qui remplirait les deux tiers d’un amphi de Sciences-po une veille de week-end pour parler d’Internet ? Lawrence Lessig l’a fait, vendredi 2 février. L’universitaire étasunien, professeur de droit à l’université de Stanford, était invité par Bernard Benhamou, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris. L’aura du juriste spécialiste de la constitution, qui fut un temps conseiller de l’équipe Clinton dans le procès Microsoft, avait attiré le petit monde de l’Internet politique. Celui qui s’interroge sur la régulation des comportements sur le réseau. De Meryem Marzouki (association Iris, " Imaginons un Réseau Internet Solidaire ") à l’omniprésente Isabelle Falque - Pierrotin (présidente du Forum des Droits sur l’Internet) en passant par le conseiller nouvelles technos de Michel Sapin (ministre de la fonction publique) ou le responsable de la section " virtuelle " du parti socialiste, Maurice Ronai.
La régulation, c’est possible
À la tribune,Lessig - blazer croisé chemise claire, cravate brune et lunettes fines,sérieux comme un constitutionnaliste- cite pourtant Richard Stallman, le gourou babacool du logiciel libre et fustige les stratégies de multinationales comme AOL Time Warner ou Disney. Car, au fil de ses deux ouvrages consacrés à Internet, le juriste s’est fait le chantre d’un Internet libre. Sans pour autant verser dans l’approche jusqu’au-boutiste, tient-il à le préciser, des " libertarians " étasuniens. Si Lessig suscite l’intérêt, c’est parce qu’il est l’un des rares à avoir ébauché une théorie de la régulation des réseaux, jusqu’alors prétendue impossible par beaucoup.
Dans son premier ouvrage, Code and other laws of cyberspace, il s’était employé à démontrer que le réseau Internet ne tenait sa liberté que de la manière dont il avait été construit, et non d’un état de " nature ". Des principes régissant les protocoles de communication, la circulation de l’information dans les tuyaux. Autrement dit de son architecture. Or, énonçait Lessig, l’architecture peut évoluer, celle-ci ayant souvent été utilisée à des fins politiques. Dans une récente interview à Libération, il citait l’exemple du réaménagement haussmanien de Paris, destiné à prévenir l’érection de barricades.
L’aveuglement des juristes
Dans son second livre, paru récemment, The Future of Ideas, il met plus directement en garde contre une évolution qui lui semble engagée : un contrôle accru du réseau via son architecture et ses contenus. En pesant sur les propriétés des protocoles qui régissent la circulation des données dans les câbles et en faisant pression pour une extension de la propriété intellectuelle, les groupes industriels tendent à restreindre la liberté des utilisateurs et l’innovation. " C’est la “stupidité” d’un réseau ne sachant pas ce qu’il transportait qui a favorisé l’innovation ", affirme le professeur. Or, dans bien des cas, les entreprises ont la main sur les câbles et sur les catalogues.
Reprenant la thèse de son dernier livre, Lessig commence par une attaque en règle des juristes américains. Incapables d’accepter le fait que " le droit ne régit pas tout ", que le contrôle sur l’architecture est bien plus effectif. Incapables également de reconnaître que la crispation des producteurs (de films, de musique, de livres) sur le copyright tend à faire disparaître la notion de " domaine public ", indispensable à la création. L’universitaire remonte aux sources de la constitution des Etats-Unis, pour défendre le point de vue selon lequel la protection au nom du droit d’auteur ou des brevets est nécessairement temporaire, contrairement à ce que veulent les lobbies qui réclament l’extension de sa durée. " Ce sont des protections assurées par l’Etat, rappelle Lessig. Or, aux Etats-Unis, on a tendance à considérer que l’Etat ne doit pas se mêler de tout ce qui concerne la propriété ". Le juriste conclut à la " corruption des valeurs " de la propriété intellectuelle, dont les parlementaires de Washington, selon lui, se rendent complices.
La volonté d’être ennuyeux
Lawrence Lessig revient aussi sur le procès Napster : " On interdit une technologie d’échange sous prétexte qu’elle permet de commettre des infractions alors que les armes sont en vente libre ", avant de conseiller aux gouvernements d’opter pour le logiciel libre. On l’interpelle dans la salle : " Quel modèle économique préconisez vous pour qu’une économie solide puisse se constituer sur le Net ? ". " Je n’en ai pas la moindre idée " avoue, sans détour, l’universitaire. Qui ne se dit pas opposé au principe du droit d’auteur mais à son extension. " Moi-même, je n’ai pas choisi de renoncer aux droits d’auteur sur mes livres car c’est le seul moyen pour qu’ils soient disponibles en librairie ", affirme-t-il. Lessig espère qu’une approche européenne puisse permettre d’éviter les écueils vers lesquels se dirigent les Etats-Unis, avec une position moins extrême sur les brevets et le droit d’auteur.
La salle semble dubitative. " Ne devriez-vous pas tenir votre discours à Porto Alegre ? ", lui demande-t-on. Le professeur, qui découvrira quelques minutes plus tard la mort de Pierre Bourdieu sur un panneau du syndicat Sud-étudiants — " Quelle tristesse, je l’admirais beaucoup ! " — semble mal à l’aise avec cette mouvance alternative. Mais en accord avec lui-même : " Tout ce que je peux dire, éclaire-t-il, très pince-sans-rire, c’est que depuis l’enfance, j’ai voulu être un prof de fac tout ce qu’il y a de plus ennuyeux. J’y suis d’ailleurs, parvenu : j’écris des lois -c’est parfaitement rasoir. Mais lorsque je vois où l’on va, ça me rend dingue ! ".