Plusieurs juges viennent de décider qu’il n’y aurait pas de prescription pour les délits de presse commis sur le Net. Cette notion était jusqu’à présent garantie par la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Retour sur cette "adaptation" du droit avec Emmanuel Derieux, professeur à l’Institut français de la presse de l’université Paris II.
Article
65 de la loi de 1881 (modifié le 4 janvier 1993)
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L’action
publique et l’action civile résultant des crimes, délits et
contraventions prévus par la présente loi se prescriront après
trois mois révolus, à compter du jour où ils auront
été commis ou du jour du dernier acte d’instruction ou de
poursuite s’il en a été fait. |
Quelle est la raison originelle de l’introduction du délai de prescription dans la loi de 1881 ?
Edgar Pansu |
Cette loi est en fait la codification d’une multitude de textes qui s’appliquaient au délit de presse. On en a fait un nouveau texte dont l’objectif principal était de fixer les limites aux abus de la liberté d’expression publique. On y a introduit un volet de procédure pénale extrêmement particulier, notamment en ce qui concerne la manière de saisir le juge ou de qualifier le délit dont on s’estime victime. Tout cela pour limiter le nombre de poursuites engagées contre la presse. En ce qui concerne la prescription, la raison officielle était qu’on ne pouvait obliger les journalistes à conserver indéfiniment les preuves de ce qu’ils avançaient. C’est un régime d’exception puisqu’en droit commun, un délit n’est prescrit que trois ans après avoir été commis.
Aujourd’hui il semble que l’on favorise au contraire les poursuites...
C’est effectivement un retour de bâton. Cette procédure pénale exceptionnelle, incluse dans la loi de 1881, pose toujours la question de l’équilibre entre le droit des journalistes et le droit des personnes mises en cause. Je me suis personnellement toujours interrogé sur le bien fondé de ce privilège en essayant de faire la balance entre les deux. Je trouve par exemple que le délai de trois mois est extraordinairement court. D’autres juristes se sont prononcés beaucoup plus vigoureusement contre les excès liés à la procédure. On peut se demander si ce courant juridique n’influence pas la jurisprudence.
Vous croyez vraiment que ce sont les ennemis de la loi de 1881 qui cherchent à influencer le droit applicable au Net ?
Ce ne sont peut-être pas les mêmes réseaux, mais il y a sans doute des alliances objectives involontaires.
La décision du tribunal correctionnel de Paris à l’égard du Réseau Voltaire spécifie que le fait de mettre en ligne un texte issu d’une publication sur papier est une nouvelle publication. Qu’en pensez-vous ?
Sur ce point, la jurisprudence est claire : le changement de support entraîne un nouvel acte de publication. Dans le cas d’un site internet, le problème est de pouvoir dater cette nouvelle publication puisqu’il n’y a pas de dépôt légal.
La technique pourrait permettre très facilement de remédier à ce problème...
Oui, c’est vrai. De toute façon, je ne crois pas qu’Internet nécessite un nouveau droit. Il rend plus sensibles des problèmes existants.
Pour la décision concernant le Réseau Voltaire, ce ne semble pas tout à fait le cas. Le juge parisien a considéré qu’un site internet causait un dommage supérieur à un livre dans la mesure où il est éternellement accessible. Mais en décrétant que la prescription ne s’applique pas au Net, il rend l’auteur éternellement responsable... Le droit change !
Il est vrai que cette décision va au-delà des dispositions prévues par la loi de 1881. Jusqu’ici l’interprétation considérait que le point de départ de la prescription était le jour de la première publication. Peu importait si un livre ou un article continuait à avoir des effets néfastes au-delà de trois mois. On considérait que cette permanence n’était pas liée à la volonté de l’auteur. Avec Internet, on a décidé qu’il s’agissait d’une infraction successive, au motif que l’auteur peut toujours retirer l’article de son site. Ça me semble exagéré. Lorsque France Info diffuse trois fois un même reportage, c’est une décision. Dans le cas d’un article web, il est difficile de prétendre que son maintien en ligne implique la volonté de l’auteur. Celui-ci décide bien à un moment précis de publier un article. Si ensuite un lecteur veut retrouver un article, c’est lui qui fait ressortir le texte.
La loi de 1881 fait référence aux entreprises de presse. Est-ce transposable aux sites personnels ?
Elle n’est pas réservée aux professionnels, la seule distinction
concerne la diffusion publique ou privée. Mais c’est vrai qu’elle fait une
référence explicite à l’imprimerie, parce que c’était le support de
l’époque. C’est pourquoi il n’est pas très facile de l’adapter aujourd’hui à
Internet. Le défaut de la loi de 1881 est sans doute une trop grande
précision. Il faudrait peut être un texte plus général. Mais c’est difficile
car la doctrine du droit pénal veut que les infractions soient strictement
déterminées. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le conseil
constitutionnel a sanctionné une partie de l’amendement Bloche sur la
responsabilité des hébergeurs.
Un article du Minirezo consacré à la prescription sur Internet:
http://www.minirezo.net/article202.html
Un article favorable à l’imprescriptibilité des textes en ligne, par Alexandre Braun, membre de l’UEJF:
http://www.juriscom.net/pro/2/press...