Depuis sept ans, le québécois Jean-Pierre Cloutier commente l’actualité d’Internet. Ses Chroniques de Cybérie ont nourri plusieurs générations d’internautes et ont été reprises aussi bien par des sites web que des magazines (Webdo, en Suisse). Pour Transfert, il revient sur sept années qui ont changé sa vie.
En France, les premiers FAI sont arrivés il y a sept ans. Les Chroniques de Cybérie ont donc le même âge que l’Internet français... Pensiez-vous, il y a sept ans, à une telle aventure ?
Non, jamais. En fait, la première "Chronique", recension sommaire et commentée de quelques sites, a été envoyée à trois copains et deux copines. Mais très vite, on m’en a demandé davantage, le cercle des récipiendaires s’est élargi, a atteint 60 en un mois, puis 200 après deux mois. Comme il y avait bien peu de choses qui se produisaient en français, mes chroniques hebdo répondaient à un besoin. Puis, avril 1995, l’aventure web commence et dès lors, la diffusion s’élargit.
En passant, en 1994, un des premiers sites dont j’ai parlé était un site français, celui du CNAM (Conservatoire national des arts et métiers) http://www.cnam.fr/. Il y avait, à l’époque, des gens très dynamiques qui "poussaient" ce médium naissant à ses limites. Ils en ont inspiré plusieurs.
Combien de personnes reçoivent les Chroniques aujourd’hui ? Et avez-vous du nombre de lecteurs, sur le Web ou par la mailing-list ?
Mardi, nous avions 5 237 inscrits, et comme nous gérons manuellement les demandes d’inscription ou de retrait de la liste, il n’y a pas d’adresses caduques. Sur le Web, chaque chronique est lue par au moins 20 000 visiteurs uniques (statistiques WebTrends). Le temps de consultation moyen : près de 6 minutes ! Ce que l’on ne peut quantifier, pour des raisons évidentes, c’est la circulation de l’édition courriel qui se fait par renvoi (forward) complet ou partiel de la chronique, la récupération sur des intranets (eh oui !), l’impression papier qui circule dans des bureaux, etc. Environ 40 % du lectorat est français, environ 50 % québécois, et 10 % réparti su cinq continents.
Vous avez un poste d’observation privilégié au Canada : vous suivez tout ce qui se passe sur le continent nord américain sans manquer l’actualité européenne. Comment vivez-vous cette position "à cheval" sur deux mentalités et deux façons de fonctionner ?
C’est la situation de tous les Québécois et Québécoises, je crois, ce que j’appelle les "Amériquois". D’une part, nous sommes des latins francophones, mais régis par une constitution d’inspiration britannique, et gouvernés par une Assemblée nationale. Minoritaires sur cette partie du continent, nous sommes tout de même exposés à la culture et à la technologie des ...tats-Unis, et nous maîtrisons la langue anglaise. Je vis (à Montréal) à 80 km de la frontière des ...tats-Unis, je capte toutes les chaînes de télévision américaines, mais aussi TV5 et toutes les chaînes francophones du pays. Dans les kiosques, les publications américaines et européennes occupent sensiblement le même espace. Puis, évidemment, le grand rassembleur qu’est le Réseau nous fait nous partager entre ces deux pôles. Alors, notre perspective est forcément différente de celle des Européens. Par exemple, des causes comme celles de Yahoo ! (affaire des enchères d’objets nazis) ou de J’Accuse (dossier récent) nous étonnent car elles ne franchiraient même pas les étapes juridiques préliminaires ici. C’est l’influence étasunienne. En revanche, nous sommes beaucoup plus près des Européens, et les envions, en ce qui a trait à la protection de la vie privée et à celle des données personnelles. Nous aimerions qu’il y ait ici l’équivalent d’une CNIL, ou que nos gouvernements prennent des positions aussi courageuses que celles de la Commission européenne (dossier des "cookies", enquête sur Echelon, etc.). Ce ne sont là que deux exemples, mais qui illustrent bien, je crois, la perspective québécoise.
Qu’est ce qui vous a le plus surpris sur ces sept dernières années ?
Difficile à dire, sept ans, ça fait un sacré bail dans un domaine qui change si rapidement. Je parlerais plutôt d’un étonnement face à certains phénomènes qui perdurent. Par exemple, le manque d’interopérabilité entre les systèmes, la tolérance des autorités et des FAI face au pourriel (spam), la remise en question de la crédibilité des médias "pur Web" par les médias traditionnels, le fait que le réseau ait bon dos pour un tas de choses, de la pornographie juvénile à la promotion de groupes haineux en passant par les légendes urbaines (comme si ces phénomènes n’existaient pas avant le déploiement du Réseau). Je ne dis pas que rien ne m’étonne, si c’était le cas, ce serait le temps de fermer boutique. Mais je suis davantage attentif aux grandes évolutions qu’aux petits chambardements.
Aujourd’hui, on vit surtout une crise qui fait d’autant plus mal qu’elle suit une période euphorique. Comment voyez-vous les prochaines années ?
Un plus haut degré de réalisme va s’installer, on hésitera avant de "risquer" capital, énergie, temps. Et c’est dommage car si on admet qu’il y a eu des abus dans les promesses de rendement, il y a quand même eu de belles avancées sur le plan technique. Mais dorénavant, si on a un nouveau concept, un nouveau produit, un nouveau service, il sera bien plus difficile de trouver des partenaires. On dirait aussi qu’Internet a, en quelque sorte, "fait le plein", c’est-à-dire que ceux et celles qui avaient à se brancher l’ont déjà fait. Les années de croissance à deux chiffres de pourcentage sont révolues, et c’est vrai tant en Europe, qu’aux ...tats-Unis et au Canada. On doit donc composer avec un bassin d’utilisateurs relativement fixe et tenter de déterminer ses attentes qui sont elles-mêmes en évolution.