Ce haut fonctionnaire, auteur d’"EDF, un désastre inéluctable", démonte la logique de la privatisation de l’électricité
Le débat sur la loi d’orientation sur les énergies, qui doit avoir lieu bientôt au Parlement, va être l’occasion de décider quelle sera la politique énergétique de la France pour les 30 ans à venir. Le rapport Besson, fruit du débat national sur les énergies, semble en avoir tracé les grandes lignes : poursuite du programme nucléaire et développement des énergies renouvelables. EDF sera au coeur de ces politiques.
Or, l’entreprise devrait bientôt changer de statut. Une mutation qui accompagnerait la libéralisation des marchés de l’électricité. Celle-ci rentrera en application en France en 2007.
François Soult est énarque et haut fonctionnaire, auteur de EDF, un désastre inéluctable, paru en avril dernier chez Calmann-Levy. Un manifeste informé et engagé qui s’alarme des politiques en cours à la lumière de la situation en Californie ou en Angleterre. Il évoque pour nous les enjeux des débats actuels sur l’énergie.
La future loi française d’orientation sur l’énergie devrait conforter le nucléaire en tant que première source d’énergie électrique. Que vous inspire ce choix industriel, à l’heure de la libéralisation du marché électrique ?
François Soult : Je n’ai pas d’opinion tranchée sur le nucléaire. Ce que je retiens en revanche, c’est que l’intervention de l’Etat dans la production nucléaire devra rester prépondérante car un actionnaire privé ne prendra pas le risque de s’engager dans une telle filière. Les investissements sont lourds (une centrale moderne de 1450 mégawatt coûte aujourd’hui près de 10 milliards d’euros, ndlr). Or, c’est grâce aux liens avec son propriétaire public, qui supporte implicitement les risques non mesurables et non assurables, qu’EDF a pu trouver des financements sur le marché, jusqu’à atteindre un niveau de dette de 30 milliards d’euros. Sans compter les provisions faites par EDF pour le démantèlement des centrales, le stockage et le retraitement des déchets nucléaires (elles s’élèvent aujourd’hui à 27 milliards d’euros, ndlr). En outre, la volatilité des prix du marché de l’électricité rend la rentabilité des centrales nucléaires aléatoire.
Croyez-vous que le changement de statut d’EDF, qui va bientôt être débattu, peut entraîner sa privatisation ?
La transformation d’EDF en Epic (établissement public à caractère industriel et commercial) est faite pour privatiser l’entreprise, un processus que certains responsables politiques de la majorité jugent "inéluctable". Mais EDF n’est pas privatisable. Un opérateur privé ne s’engagerait pas sans couverture par l’Etat de la plupart des risques. Ce qui serait une drôle de privatisation.
Elle n’est d’ailleurs pas souhaitable en terme économique : les tarifs du kilowatt/heure sont bas, il faudrait les augmenter pour que l’opération devienne rentable.
Mais qu’EDF soit privatisée ou pas, la libéralisation coûte cher car elle impose la scission de monopoles en entités séparées : réseau, transport des électrons, production, distribution. Il faut donc multiplier les systèmes d’information, de publicité, de démarchage des clients...
A ce jeu, seuls les gros sont rentables. A l’arrivée, on supprime des monopoles nationaux régulés pour se retrouver avec quelques oligopoles européens incontrôlables (car transnationaux et à capitaux privés).
Certains écologistes estiment que la fin du monopole peut permettre à des producteurs d’énergies renouvelables de gagner des parts de marché et donc d’entraîner le décollage de ces énergies (éolien, photovoltaïque...)
L’idée des Verts européens est une foutaise. Ils défendent une position idéologique, en espérant faire péter le géant nucléaire EDF. Mais la réalité est plus triviale : les énergies vertes ne décollent pas car elles ne sont pas rentables, faute de vraie innovation technologique.
Elles restent environ 5 fois plus chères que le charbon, et 6 fois plus que le nucléaire, et ne se développent que grâce à des prix d’achat élevés à la charge d’EDF. C’est un choix de société : si vous voulez des énergies propres, il est possible de faire baisser les coûts avec, par exemple, des productions en série de panneaux solaires. Mais il faut pour ça des subventions, donc des impôts.
De plus, l’éolien divise les Verts entre écolos de bureaux et militants de terrain, qui s’indignent du découpage des oiseaux en rondelle et de la dégradation des paysages.
La labellisation de l’électricité produite ne peut elle pas encourager les consommateurs à acheter du courant "renouvelable" ?
C’est vrai, mais de manière tout à fait marginale, sur des clientèles déjà sensibilisées et prêtes à y mettre le prix. Vous achetez d’abord l’électricité produite à côté de chez vous. Vous n’allez pas demander à des ouvriers de payer plus cher pour de l’électricité produite par une ferme éolienne du Danemark...
Que vous inspire le "blackout" italien, cette gigantesque panne d’électricité qui a touché nos voisins le mois dernier ?
Je ne sais pas si cette panne est liée au processus de libéralisation, la même chose se serait peut-être produite il y a dix ans. L’orage qui a touché le sud de la France a provoqué une surcharge, puis un problème de communication entre les réseaux français et italien a généré le court-circuit. L’accident démontre en tout cas que le marché intérieur européen de l’électricité n’existe pas, malgré les directives qui imposent de multiplier les lignes internationales. Mais les gens ne veulent pas de ligne à haute tension, ni au-dessus de leurs maisons ou au milieu des vallées alpines ou pyrénéennes. La multiplication des opérateurs et la concurrence vont à l’encontre d’une logique d’intégration, avec des opérateurs capables d’équilibrer l’offre et la demande.
Vous réclamez l’ouverture d’un vrai débat sur la libéralisation. Mais les directives sont votées et vont rentrer en application...
Il faut continuer à défendre l’idée de subsidiarité entre le producteur d’électricité et l’Etat. Les Etats doivent choisir le modèle qui leur convient, qu’il soit libéral ou pas. Le marché n’est pas la bonne réponse pour résoudre les dysfonctionnements, bien réels, des monopoles. On ne peut pas, par exemple, laisser EDF fonctionner à 80 % avec du nucléaire. Mais la Commission européenne est dans une logique d’enjeux de pouvoir : idéologie libérale en tête, elle veut intégrer le plus de domaines possibles au marché intérieur de l’Union. Mais en faisant ça, elle joue l’Europe contre ses Etats membres. Jusqu’ici résignés, les politiques semblent toutefois avoir ouvert les yeux après la crise d’EDF et les "blackout" de cet été.